Les interpretations
du fondement dynamico-evenementiel d'un texte, fondement determinable a l'aide
des termes «sujet», «trame affabulee» et autres peuvent etre extremement
differentes; neanmoins, c'est surtout l'element verbal qui, habituellement,
reste predominant en regard de leur signification. On presuppose generalement,
de facon plus ou moins nette, que le sujet est engendre, qu'il vit, qu'il est
transmis principalement dans la tradition verbale et surtout par le moyen de
cette tradition.
C'est pourtant beaucoup moins evident qu'on ne pourrait le croire. Dans ce
travail, je tenterai de demontrer que le «sujet» est tout a fait apte a vivre
egalement dans le champ «non-verbal», sans qu'il soit directement dependant des
traditions verbales, sans qu'il soit totalement inspire par ces traditions et
meme, sans presque utiliser leur «langage». Il ne s'agit pas ici d'actes de
nature rituelle, ceremoniale et theatrale, ni de la tradition visuelle dont le
«sujet», en principe, est aussi de nature tout a fait differente. Je desire
plutot attirer ici l'attention sur des phenomenes d'un tout autre genre.
Presentons d'abord brievement deux sujets: voici le premier.
Il etait une fois un couple marie.
Pendant de longues annees, les epoux n'eurent pas d'enfants et on considerait ce
fait comme le resultat d'un sort qu'on leur aurait jete. Une vieille femme, a un
moment donne, leur apprit comment dejouer le mauvais sort. Ils commanderent
quatre messes, ensuite les deux epoux mangerent chacun une hostie et une galette
cuite specialement pour cette occasion. La femme devint enceinte tres rapidement
et donna par la suite naissance a un garcon.
Sitot apres la naissance de l'enfant, le mari, suite a une altercation avec son
propre pere, quitta la maison et devint soldat. Pendant de longues annees, on
resta sans nouvelles de lui.
Finalement, il revint. Ses proches, son epouse y compris, apres certaines
reticences, le reconnurent. Plus tard, l'epouse affirma:«C'est mon mari ou bien
c'est le diable lui-meme qui a pris son apparence. Et la vie conjugale
recommenca.
Quelques annees passerent encore et l'identite de celui qui etait revenu fut
mise en doute par la parente; deux fois, on porta l'affaire devant des tribunaux
de deux instances differentes. Parmi les arguments importants qui jouerent en
faveur de la reconnaissance de l'identite du defendeur fut le fait d'avoir ete
reconnu par son epouse, ainsi que celui d'etre extremement bien informe des
affaires familiales, a un point tel qu'il etait pratiquement impossible qu'il
fut un etranger.
A ce moment meme, un homme apparut soudain qui pretendait etre le mari revenu et
l'epouse le reconnut tout de suite.
Les deux pretendants s'accuserent mutuellement devant la cour d'etre des
imposteurs et de tenter de s'approprier la femme et les biens d'autrui. On
apprit, pendant l'enquete, que le premier pretendant savait enormement plus de
choses a propos des circonstances passees et des episodes de la vie familiale
que le nouveau venu. A ce moment, ce fait fut plutot percu comme preuve de
l'utilisation de sortileges et d'une ingerence des forces malefiques; a cela
s'ajoutait la reconnaissance prolongee et obstinee par la femme du premier
pretendant en qualite d'epoux absent auparavant .
Apres quelques confrontations, il fut reconnu comme un imposteur par la cour
superieure et execute.
Voici une autre histoire: un homme part a la guerre. Il revient soudainement a
la maison, plus tot que prevu, expliquant son retour par le fait qu'une treve a
ete conclue.
Cependant, lorsque la guerre se termine, un autre homme apparait qui est le
sosie du premier et personne, y compris l'epouse, ne peut determiner lequel est
le vrai mari.
La rivalite commence entre les pretendants qui veulent s'approprier les biens et
la famille; on apprend alors que le premier connait beaucoup mieux la genealogie
de la famille que le deuxieme.
Le souverain n'arrive pas a regler cette affaire, malgre le fait qu'il etait
plutot porte a donner raison au premier pretendant, et cela justement parce que
ses connaissances concernant l'histoire de la famille etaient remarquables. On
fit alors appel a un juge extremement sage qui proposa, en tant qu'epreuve, a
chacun des epoux presumes, de s'introduire dans le goulot tres etroit d'un vase.
Temoignant de sa nature demonique, le premier des deux pretendants executa
l'epreuve avec facilite et tomba ainsi dans un piege; en effet, le goulot de la
cruche fut aussitot scelle.
Le demon imposteur fut ensuite brule dans le vase.
Il n'est probablement pas necessaire de tenter de prouver que les deux histoires
ont l'air d'etre des versions rapprochees d'un meme sujet et, qu'en tant que
telles, elles auraient pu faire l'objet de recherches comparees dans le domaine
de la creation verbale traditionnelle. Et meme plus: la deuxieme histoire, celle
que l'on vient de citer, etait deja incluse par A. N. Vesselovski dans le corpus
etudie par les comparativistes, il y a plus d'une centaine d'annees [1]; on peut
comprendre alors que l'utilisation de materiel assez proche peut permettre
d'elargir encore plus notre concept de la distribution geographique de ce «sujet
errant», ainsi que le concept de son histoire litteraire.
Mais, dans le cas qui nous occupe, une telle approche est justement tout a fait
exclue.
C'est que le premier texte n'est pas, en general, la presentation d'une oeuvre
litteraire. Il s'agit plutot de la description d'evenements reels qui ont eu
lieu dans le village d'Artiga (comte de Foix, dans le pays basque francais) au
milieu du XVI ieme siecle. C'est l'histoire bien connue d'un riche paysan,
Martin Guerre, qui a soudainement abandonne sa famille, pour ne revenir que
plusieurs annees plus tard, durant le proces d'un imposteur qui etait son sosie.
De plus, la presentation donnee plus haut des evenements n'est pas fondee sur
des textes narratifs homogenes (des textes qui seraient parus pratiquement tout
de suite apres le proces judiciaire, proces qui, a l'epoque, avait fait beaucoup
de bruit); cette presentation est plutot basee sur des materiaux documentaires:
dossiers d'instruction, temoignages ecrits, etc.; tous ces materiaux ont ete
etudies et resumes par une historienne americaine, professeur a l'universite de
Princeton,
N. Z. Davis [2]. Elle
n'avait nullement l'intention de presenter une chaine d'evenements qu'elle
aurait reconstruite selon tel ou tel schema litteraire. Elle s'interessait
plutot aux circonstances de la vie, ainsi qu'aux motifs des actions des gens
reels, ayant vecu dans un passe eloigne.
Notre premier recit ne peut donc aucunement devenir l'objet d'une critique
litteraire historico-comparative, ni de par la forme dans laquelle cette
histoire a ete presentee ici, ni non plus de par la phase de fixation de cette
histoire; ce recit n'a en general rien a voir avec la critique litteraire Il
faut alors parler d'une coincidence de la «litterature» et de la «vie» et le
texte litteraire (notre deuxieme recit), d'apres le lieu de sa composition et
les contrees ou il a ete narre, n'appartient pas directement a la culture
francaise ou plus largement europeenne.
Il s'agit d'une nouvelle integree au recueil mongol de «prose encadree» sur le
Khan Ardji-Bordji [3], dont on retrouve la source lointaine indienne, ancienne,
dans les Trente-deux recits a propos du trone du roi Vikramaditia. Il
faut ajouter qu'il existe dans cette region d'autres variantes tres proches d'un
semblable sujet. Ainsi, dans sa variante nepalaise (Le jugement de pantcha),
le pandit Jokhana prend l'apparence d'un certain Tchoukmiba et se met a
rivaliser avec lui pour la possession de sa jeune epouse, qui, elle, ne peut
comprendre lequel des deux est en realite son mari. Evidemment, l'epreuve
commandee par une divinite, c'est-a-dire s'introduire par le goulot tres mince
d'une cruche, cette epreuve est reussie par l'imposteur magicien et c'est
justement ainsi qu'il se trahit.[4]. La tradition europeenne connait pourtant,
elle aussi, un sujet semblable, par exemple dans les legendes au sujet des
origines du roi Arthur. Dans le roman de Thomas Malory «Le morte Darthur»
[5], le pere du heros, le roi Uther Pendragon, avec l'aide du magicien Merlin,
prend l'apparence du duc Tintagil et passe la nuit avec l'epouse du duc, Ygerne;
c'est de cette union qu'Arthur est ne. Quant au duc, il perit la nuit meme dans
une bataille contre l'armee du roi.
Du point de vue de la trame affabulee, le mythe d'Amphitryon est encore plus
proche de l'histoire en question; ce mythe a eu un destin litteraire beaucoup
plus riche. Trois des sources differentes connues concernant ce mythe remontent
au II ieme siecle avant notre ere (Pausanias, Apollodore, Plaute). Pausanias,
interpretant l'image peinte sur un coffret, ecrit: «Il s'agit d'une illustration
pour une legende hellenique, ou Zeus s'unit a Alcmene en prenant l'apparence
d'Amphitryon». A ce sujet, une coupe offerte par Zeus/Jupiter («dans sa main
droite, il tient une coupe, dans la gauche, un collier; Alcmene se les
approprie») sert de preuve en regard de l'authenticite de «l'epoux»-Jupiter(et
cette coupe ne peut etre presentee par le vrai Amphitryon); la coupe peut etre
comparee a un recipient qui servirait a prouver l'identite ou l'imposture des
doubles dans les legendes de l'Asie centrale [6].
Dans la version d'Apollodore [7], Amphitryon revient d'une expedition militaire
contre les Teleboens, mais avant qu'il n'arrive a Thebes, «Zeus, ayant pris son
apparence, est venu durant la nuit chez Alcmene, a partage sa couche, et la, lui
a raconte toutes ses aventures avec les Teleboens. Lorsqu'Amphitryon arrive a
son tour chez son epouse, il s'apercoit qu'elle ne manifeste pas un elan ardent
envers lui et il demande la raison de son attitude. Elle repond qu'il est deja
venu chez elle la nuit precedente et qu'elle a partage sa couche. Alors,
s'adressant a Tyrese, Amphitryon apprend l'intimite de Zeus et d'Alcmene».
La comedie de Plaute [8] inclut des episodes essentiels de la legende racontee
par Apollodore, mais avec evidemment une plus grande quantite de details et de
personnages et dans une version humoristique. Tyrese en est absent, mais en
revanche, apparait un personnage qui n'est pas mentionne dans les autres sources
(il appartient probablement totalement a la tradition de l'ecriture comique),
c'est le serviteur d'Amphitryon, nomme Sosie; Mercure accompagnant Jupiter a
pris son apparence. Le malentendu avec Amphitryon, qu'on ne reconnait pas comme
le veritable epoux, continue jusqu'a la naissance des jumeaux, apres quoi,
Jupiter luimeme explique au heros le sens de l'evenement.
Plus tard, la comedie de Plaute fut retravaillee par Moliere qui a conserve tous
les meandres de la trame. Il faut ajouter qu'on retrouve egalement des motifs
comparables dans des versions differentes d'oeuvres consacrees a Don Juan. Comme
l'a remarque J. Rousset [9], Don Juan de Tirso de Molina (dans la piece Le
trompeur de Seville ou Le convive de pierre), ressemble au personnage
de Jupiter de l'Amphitryon de Moliere, car il seduit Isabelle et Anna
sous l'apparence de leurs bien-aimes: celle du duc Octavio, lors du rendez-vous
avec Isabelle, et celle du marquis de la Motte, au rendez-vous avec Donna Anna.
Mais, malgre le fait que, dans ce cas, les paralleles litteraires (meme s'ils
sont moins evidents que ceux qui ont ete mentionnes au debut de ce travail)
appartiennent a des traditions qui sont historiquement et geographiquement tres
proches des evenements mentionnes auparavant, il n'existe aucune chance de
determiner si l'hypothese concernant l'influence des modeles litteraires sur
l'evolution de ces evenements correspond a la verite. Et ce n'est pas simplement
a cause du fait que le sujet de l'oeuvre racontant l'histoire d'Amphitryon
pouvait etre connu dans des strates tout a fait differentes de la societe de
l'epoque en question. Une telle influence est impensable surtout a cause du fait
que «l'histoire» comme telle a dure plus de dix ans, si l'on calcule a partir du
depart de Martin Guerre jusqu'a son retour; elle a dure plus de vingt ans, si
l'on calcule a partir du moment de la noce; le proces judiciaire, dont les
materiaux nous donnent tous les renseignements au sujet de cette histoire, a
dure une annee entiere. Pendant tout ce temps, les participants se comportaient
selon les circonstances fluctuantes, leurs propres opinions, leurs desirs et
leurs sentiments. Il est impossible d'imaginer que, tout ce temps, ils tenaient
compte, ne serait-ce qu'inconsciemment, comme peut le faire une troupe de
theatre bien rodee, du deroulement d'un certain «dessin litteraire».
Et cependant, une coincidence si exacte ne peut etre fortuite. Il doit exister
une explication, qui repose probablement sur un plan tout a fait different,
excluant l'influence reciproque des deux «scenarios», dont l'un appartient a la
«vie» et l'autre a la «litterature»; une telle influence reciproque, en general,
ne presupposerait aucune interpretation sauf celle de la reconnaissance du sujet
traditionnel donne en tant que reflet litteraire de l'histoire de Martin Guerre;
cela est tout a fait impossible; une autre hypothese, egalement absolument
impossible, serait la reconnaissance de l'histoire meme comme une histoire
inventee. Pour resoudre ces doutes, essayons de l'analyser comme un «sujet
litteraire»; en fait, les coincidences mentionnees auparavant avec des oeuvres
appartenant a la tradition orale et litteraire nous incitent a agir ainsi.
L'histoire de Martin Guerre se compose d'une serie d'episodes au centre de
chacun desquels se trouve un certain evenement ou situation. Voici ces
episodes:
(1) le
mariage precoce, pratiquement a un age infantile, l'impuissance prolongee et
l'absence d'enfants pour les jeunes epoux, ce qui ne pouvait pas en pas
entrainer une forte insatisfaction mutuelle. Cela a probablement prepare le
terrain pour le developpement ulterieur des evenements qui furent de nature
dramatique;
(2) la
guerison, la grossesse, la naissance de l'enfant;
(3) la
querelle avec le pere qui servira de pretexte au depart soudain de Martin;
(4)
l'apparition du pseudo-Martin (Arnaud du Tille), et, prealable a cette
apparition, la naissance chez lui de l'idee meme d'imposture, la preparation du
«masque» et de la «legende», la reconnaissance d'Arnauld comme le Martin
authentique et sa vie avec Bertrande, en cette qualite, pendant quelques annees;
(5) les
conflits avec la parente, les doutes qui naissent au sujet de l'authenticite du
pseudo-Martin et le debut de l'instruction judiciaire;
(6) le
retour du vrai Martin, la constatation de son identite, le verdict final de la
cour et l'execution de l'imposteur.
Il
est toutefois necessaire de mentionner que les evenements qui ont eu lieu
devaient etre examines par les participants a partir de «points de vue»
differents et il est tout a fait naturel que ces points de vue ne coincident
pas. On peut distinguer quatre «roles» centraux, et a chacun correspond une
information specifique concernant les evenements, un type particulier de
«lecture» et des interpretations differentes concernant cette information:
le heros (Martin)
le faux-heros (Arnauld)
l'epouse (Bertrande)
le «milieu resonant» (la parente, les voisins, les juges et l'audience au
proces).
La recherche de N. Z. Davis est consacree aux trois premiers personnages, leurs
actions, leurs motivations. Mais le schema d'episodes presente plus haut est
evidemment celui qui est le plus pertinent pour le quatrieme role; et c'est
justement ce schema qui sera ensuite reconnu par la tradition orale et dont les
autres textes narratifs heriteront.
Evidemment, les impulsions psychologiques et les emotions ressenties par les
personnages principaux de cette histoire ne nous seront jamais connus; leur
devoilement est pratiquement inaccessible pour la science. Par contre, les
actions memes, qui constituent le «sujet» de la vie examinee ici, nous sont,
elles, plus ou moins bien connues. Il faut dire que les heros n'avaient pas une
grande liberte de choix. Les recherches de N. Z. Davis nous indique clairement
que les possibilites de choix etaient extremement limitees. Les collisions
biographiques s'arrangeaient conformement a la logique de la vie, une logique
relativement rigide; en fait, ces collisions, malgre le caractere, en general,
extraordinaire de l'histoire de Martin Guerre, se composent d'actions et de
situations tout a fait stereotypees, ayant entre elles un nombre pas moins
limite de liens implicites.
Vu de pres, les impulsions individuelles, les circonstances plus ou moins
aleatoires du deroulement des evenements, les raisons immediates de telles ou
telles actions, tout cela engendre un effet de diversite et donne un caractere
plurifactoriel aux evenements memes; ces evenements semblent etre couverts par
un filet de menus mouvements et details qui conditionnent les configurations
inimitables de chaque moment de la vie reelle et du drame des caracteres
humains.
Cependant, graduellement, on commence a percevoir dans ces evenements ce qu'on
pourrait appeler «l'idee centrale» ou la «trajectoire fondamentale». Il nous
reste un «scenario schematique» relativement simple; la realite d'un tel
scenario reside dans sa reproduction permanente. On peut noter qu'il existe de
nombreux «scenarios schematiques» qui se rencontrent sur des periodes
historiques tres longues et qui correspondent a un diapason culturel tres large,
ce qui temoigne de leur caractere universel. C'est a ces schemas
qu'appartiennent le depart du jeune homme a la guerre, lorsqu'il quitte sa femme
ou sa fiancee, sa longue absence, le retour soudain et certaines consequences de
la situation qui en decoule.
On peut distinguer trois cas de correspondances differentes entre les «scenarios
schematiques» et le domaine narratif folkloricolitteraire.
a) La narration constitue la projection de la «dramaturgie de la vie»(une telle
projection n'est evidemment ni directe ni complete).
b) La structure de l'univers des personnages et la structure evenementielle du
narratif influencent la formation des «scenarios de la vie», en conditionnant
l'apparence morphologico-compositionnelle de l'un et de l'autre.
c) La coincidence de la «dramaturgie de la vie» et de la «dramaturgie de la
narration» s'explique par le fait qu'elles ont des sources communes; ces sources
pourraient etre les modeles mentaux de la tradition, qui dictent a un homme des
«regles de comportement» d'une part, et qui s'incarnent dans la narration
folklorico-litteraire, d'autre part.
Il n'est donc pas surprenant que nombreux soient les evenements, les situations
et les episodes historiques recrees pour lesquels, comme on peut le voir, il
existe des paralleles dans les lieux stables de la creation verbale narrative;
on trouve pour ces evenements, situations et episodes historiques des analogies
nombreuses dans le spectre large des motifs traditionnels. Parmi les exemples
cites plus haut, il faut mentionner:
(1-2) la sterilite prolongee - l'utilisation d'un moyen magique selon la
recommandation d'un conseiller dont le savoir depasse la connaissance ordinaire
- la conception miraculeuse qui en resulte; a propos ce moyen est souvent de
nature culinaire [10];
(3) le
depart du heros loin de sa jeune epouse (ou de sa fiancee) a la guerre et sa
longue absence; s'y ajoute l'ignorance ou l'on est maintenu du fait qu'il soit
vivant ou mort;
(4-5)
l'arrivee inopinee chez l'epouse (ou fiancee) languissante du double du heros
absent; ce double peut etre une creature demonique quelconque qui a pris
l'apparence du heros ou l'esprit du heros lui-meme, mort dans des pays
lointains- de nombreuses legendes, recits de la mythologie inferieure et
ballades, du type de «Lenore» de Burger; l'identification du nouveau venu
s'avere parfois difficile etant donne son «etrangete»;
(6) le
retour du heros qui revient d'expedition apres une absence prolongee, son
conflit avec le double ou le rival qui pretend prendre sa place (cf. AaTh 974
«Le mari a la noce de sa femme»)
(7)
l'instruction judiciaire (souvent en deux etapes) ayant pour objectif
l'identification du vrai heros (le double possede une connaissance plus vaste de
l'histoire familiale ou ancestrale, ce qui, au debut sert de preuve de sa
legitimite, mais ensuite trahit son appartenance a l'au-dela ou a l'univers de
la sorcellerie); le retablissement de la justice et l'execution de l'imposteur.
Comme cela fut demontre, le «scenario schematique» possede une structure
evenementielle, situationnelle et actantielle. A cette structure correspond un
certain niveau d'interpretation qui souvent la lie directement a la conscience
religieuse et mythologique; une telle conscience-compte tenu du fait qu'une
conceptualisation globale de tous les aspects de la vie humaine caracterise le
mythe- englobe, par sa nature meme, les «blocs interpretatifs» pertinents pour
pratiquement tous les precedents evenementiels Le «scenario schematique» est
donc lie au domaine des croyances et concepts actuels, lie aussi aux systemes de
valeurs et normes ethiques, etc; il est possible de reconstituer nombre de ces
croyances, concepts, valeurs et normes a l'aide de l'histoire vecue qui nous
occupe. D'ordinaire, ces interpretations ne representent pas le fond neutre des
evenements, mais un element actif et dynamique qui agit directement sur le
developpement de ces evenements.
Le caractere stereotype de la «dramaturgie de la vie» toujours present (dans les
societes de type traditionnel surtout) est reflete dans les modeles de la
connaissance de la tradition culturelle. Ces modeles sont disperses a des
niveaux differents (niveau verbal et non-verbal: niveau des objets, des actions
et autres); on les rencontre aussi dans les corelats cognitifs de la realite qui
surgissent en tant que resultat du travail effectue par la memoire collective en
regard de certaines situations typiques de la vie[11].
Cependant, la realite n'est pas hierarchisee de facon tres nette, elle a plutot
la nature d'un continuum peuple de nombreux personnages. Ce qui se produit
recoit le statut d'evenement seulement «apres-coup» et ce statut est donne en
considerant la signification que cet evenement aura pour le developpement futur
de la vie.
Dans la vie quotidienne, les evenements et situations (surtout leur
manifestation non ritualisee) ne sont pas marques d'habitude de facon
hierarchique. Leur signification pour le futur n'est pas claire, plusieurs
aspects caracterisent les liens qu'ils ont entre eux et ceci empeche de
reconnaitre la signification des phenomenes pertinents pour l'avenir. Enfin,
tout ce qui se passe a lieu simultanement pour plusieurs participants de
l'evenement, evenement qui revet pour chacun de ses participants un sens
particulier.
Dans la memoire culturelle collective, le materiel provenant de la vie, avant
meme qu'il soit reflete dans le narratif historique, passe probablement par une
certaine phase de reorganisation qui peut etre representee comme une totalite
composee des operations suivantes:
a) Le caractere redondant de la quantite (plus rarement l'insuffisance) est
depasse ainsi que la non-hierarchisation des participants reels de l'evenement.
Cela se presente comme le choix du personnage central, personnage associe a
l'axe de l'evenement; le texte narre va se construire autour de ce personnage et
les roles secondaires seront distribues pour la construction de la composition
du scenario. Des «scenarios schematiques de vie» apparaissent, auxquels l'homme
se conforme avec un degre different de prise de conscience; les structures des
roles de ces scenarios imposent certaines directions de comportement aux
partenaires interactifs [12].
b) La continuite du principe de la realite est alors depassee; les projections
de cette continuite dans la memoire collective acquierent un caratere autonome.
Des «blocs evenementiels» pouvant etre reproduits et correspondant a des cliches
se forment; ces blocs peuvent devenir l'objet d'une interpretation mythologique
et c'est ainsi qu'ils peuvent entrer dans la connaissance generale de la
tradition. Ils recoivent une forme verbale stable en qualite de motifs
narratifs.
c) Les evenements acquierent leur hierarchie. Une structuration intensive des
«scenarios schematiques» specialement importante pour la culture a lieu; une
telle structuration peut atteindre un niveau de ritualisation. Des liens entre
les evenements- liens qui dans la vie reelle n'etaient pas tres nets, n'etaient
pas evidents, ou bien etaient tout simplement absents- sont introduits dans la
«dramatrugie de la narration» en devenir.
Tout cela explique de quelle maniere peuvent apparaitre des paralleles si
frappants entre les «syntagmes evenementiels» de l'histoire reelle et les
syntagmes evenementiels du narratif traditionnel, entre egalement la
«dramaturgie de la vie» et la «dramaturgie de la narration». La coincidence des
elements du «scenario schematique» existant dans la vie (qui s'appuie sur les
stereotypes mentaux de la tradition) avec toute une serie de motifs narratifs
(formes a la base des memes stereotypes), une telle coincidence presuppose un
caractere relativement uniforme de leur succession et de la nature de leurs
liens. Une derniere remarque est necessaire: la «description de la realite
historique» reconstruite reste inevitablement une sorte de «realite virtuelle»
qui, a tous egards, est plus pauvre que la vie reelle et qui est structuree
grace a des interpretations retrospectives, y compris mythologiques, absentes de
la vie quotidienne.
Bibliographie
1
Vesselovski A. N. «Les dits slaves au sujet de Salomon et de Kitovras
et les legendes occidentales au sujet de Morolf et Merlin». Premiere
publication, Petrograd, 1921 (O.C. de A.N. Vesselovski, t. 8, premiere
publication/ Serie III, t. 1, premiere publication), P.30-31.
2
Davis N.Z. Le retour de Martin Guerre, Cambridge, Harvard
University Press, 1983.
3
Les contes populaires
mongols, ed.
[B.] Rintchen, Oulanbator,1959 (S.F. T. I
fascicule 1), p.5-6
4
Le livre des
jugements et des juges. Legendes, contes, fables et histoires droles de peuples
et siecles differents concernant les disputes et litiges, les jugements et les
juges, les enquetes menees avec beaucoup d’intelligence et les sentences
surprenantes. Composition,
article d’intoduction et commentaires de M. S. Kharitonov, Moscou, 1975.
5
Malory Thomas. «Le morte Darthur», 3 volumes, Londres, 1897, I,2.
6
Pausanias. «Description
de la Grece» trad.
W.H.S. Jones, 6 vol., Londres- New York, 1926-1939, XVIII, 3.
7
La Librairie: Apollodore/ Trad.
Sir J.G. Fraser, 2 vol., Londres-New York, 1921, livre II, ch.3, 8.
8
Plaute T.M. Amphitryon/ trad. J.H. Martiband//Amphitryon. Trois
pieces en une nouvelle version poetique, Chapel Hill, 1974.
9
Rousset J.
L’interieur et l’exterieur. Essais sur la poesie et sur le theatre au XVIIe
siecle. Paris, 1976, p. 144.
10
Propp V. Ia. Le
folklore et la realite. Articles
choisis, Moscou, 1976, p.208-214, 227-233.
11
Van Dijk T.A.
Modeles episodiques dans le processus du discours//Comprehension du langage
parle et ecrit. New
York, Academic Press, 1987; Van Dijk T. A., Kintsch W. Strategies du discours.
New York, Academic Press, 1983.
12
Berne E. Que
dites-vous apres avoir dit bonjour! La psychologie de la destinee humaine.
Corgi Books, 1972.
Traduction: Denyse Noreau;
Alexandre Sadetsky